Articles L'EVEIL CULTUREL N°5 parution de juin 1994

 

Monica Deferr, une des artistes sélectionnées pour le deuxième tour de la bourse fédérale

Sans que l'on en comprenne à priori les causes, les personnages de ces photos noir-blanc ont quelque chose d'inquiétant. Puis, en les observant mieux, on réalise ce que leur présence comporte d'ambivalence.

PAR HELENE TAUVEL-DORSAZ

Si leur visages, leurs attitudes et leurs vêtements confirment la réalité de leur existence, le flou qui fait fondre leurs contours dans un environnement lui-même évanescent les rend absents, un peu comme si le droit d’être là leur était refusé. Cette ambivalence entre d’ailleurs en correspondance avec l’impression double que les personnages figurés sont familiers, alors que l’on en reconnaît aucun.
Une des explications à cela est constituée par le fait que les acteurs de ces scènes ne sont autres que l’artiste elle-même se métamorphosant en de multiples personnages. On a donc la sensation d’un visage qui ne nous est pas étranger, même si le déguisement masque sa véritable identité.

Mais la proximité de ces êtres qui nous font face est aussi créée par leur emprunt à des religions, des mythes ou des contes. Les interférences entre ces différentes sources sont d’ailleurs fréquentes, puisqu’une atmosphère de Sainte Cène peut réunir autour d’une table un lutin rieur, une sorcière dubitative voire désabusée, et un vampire qui ne parvient pas à faire peur. Ce chevauchement de sens est la source d’atmosphères diverses, générant de la drôlerie, de l’ironie, du grotesque, de l’étrangeté... Mais sa raison d’être va bien au delà de ces effets, puisqu’il débouche sur une question de fond: celle de la dualité contenue dans l’être humain. L'artiste précise à ce propos que sa démarche a comme point de départ la mise en scène de l'ombre (le plus souvent la sienne), et qu'il lui paraît essentiel que l'homme accepte les pulsions antagonistes qui l'animent. Sa réflexion s'est en outre nourrie de lectures appartenant à des courants de pensée aussi apparemment éloignés que la religion chrétienne et le romantisme.

Il y a deux hommes en moi,
je fais le mal que je ne veux pas faire
Et je ne fais pas le bien que je voudrais faire

(Saint-Paul).

Ou encore

Partout où j'ai voulu dormir,
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère...

(Alfred de Musset, la nuit de décembre, Poésies nouvelles).

 

Si le travail de Monica Deferr est lisible au plan de l'individu, il est tout autant au plan social, puisque, comme elle le souligne, "on peut aussi voir notre projection du double sur un être réel. Es c'est à partir de là qu'un mécanisme de défense se met en place, donnant lieu à la crise mimétique et sa résolution, le sacrifice". Dans le prolongement direct de cette réflexion, l'artiste s'est penchée sur la notion de bouc émissaire. Elle mentionne à ce propos la constatation malheureusement fort juste de René Girard : "Pour comprendre les mythes, il suffit d'observer le comportement des groupes enfantins. Leur persécutions prends pour cible de préférence les étrangers, les derniers venus, ou, à défaut, un membre du groupe qu'une infirmité quelconque ou un signe physique distinctif désigne à l'intention de tous les autres membres".

Née au Pérou, Monica Deferr vit et travaille à St. Léonard (Valais). Elle est diplômée de l'Ecole des Beaux-Arts de Sion (1993) et a exposé récemment à Ruine (Genève).